à deux mètres de mon lit Lena Brudieux installation exposition

À deux mètres de mon lit

Exposition personnelle au Port des Créateurs à Toulon

(30 octobre – 27 novembre 2025)

Commissariat Sarah Lolley

à deux mètres de mon lit

Photo : Phoques-gris-0049, 2025

« Si on provoquait un bruit près d’un somnambule endormi en sommeil lent profond, on pouvait déclencher un épisode de somnambulisme, alors qu’on ne déclenchait rien chez un sujet “normal”. Comme si la caractéristique du somnambule était de se réveiller “de travers” à partir de ce stade, pour ne s’activer que sur le plan moteur, tout en gardant ses pensées dans le champ du rêve 1. »

 

 

Souvent, je me réveille “de travers”.

 

Moi, mais Lena aussi, et toutes celles et tous ceux qui traversent cet état nébuleux entre sommeil et éveil, propre aux parasomniaques.

Son exposition au Port des Créateurs se conçoit comme un environnement traduisant les infinies potentialités de cet entre-deux trouble. L’artiste y rend compte des répercussions de l’oppression urbaine sur le sommeil et interroge la manière dont cette tension se rejoue dans le somnambulisme, à la fois soupape de décompression, geste de résistance et espace d’émancipation face aux normes sociales.

Pour qui la traverse autrement, la nuit n’est pas un repos, mais « une jachère, travaillée souterrainement par des forces mystérieuses qui fermentent dans le noir et qui, d’un coup, laissent percer au jour des fleurs inespérées 2 ». Pour nous comme pour d’autres, la nuit se mue en un terrain fragile où avancer à tâtons, en un environnement où tout peut constituer à la fois une menace et un refuge, et où la frontière entre corps et esprit se trouve brouillée.

Lorsque Lena imagine un ensemble de formes en acier à l’équilibre précaire – semblant léviter sur des pièces en verre et des chaussures pour grimper – elle traduit avec justesse les itinéraires que l’on emprunte au pied levé : ceux où l’on s’écharpe sur les bords, les coins et les recoins, trébuchant sur les restes de la nuit. Ces circonvolutions infinies et souvent vaines sont aussi visibles dans l’oeuvre The sleepwalker qui, par le contexte de l’exposition, devient le portrait d’un personnage en proie à une transe noctilienne. À plusieurs reprises, l’artiste rend également compte de la sensation d’être suspendu·e dans le vide et nous offre un traversin en guise de bouée à saisir pour rejoindre la réalité, s’ancrer dans le tangible et tenter de se réveiller.

Lena cartographie des décalages, s’accommode du bruit, mais préfère parfois le silence pour apaiser son sommeil perturbé. Les sourdines viennent ainsi illustrer une sorte de mysticisme de la banalité qui peut revêtir des formes aussi variées que : écouter le bruit du vent ou, au contraire, mettre des boules Quies neuves, faire trois fois le tour de l’appartement avant de se coucher, coller une cuillère derrière son oreille, enfiler un pyjama propre… Autant de rituels d’avant le coucher plus ou moins efficaces pour essayer de maîtriser ces tornades intérieures et échappées nocturnes.

Dans une forme d’esthétique de la dérive, des pieds en béton bloquent certaines images, rejouant physiquement le phénomène psychique par lequel corps et cerveau avancent tous deux dans différentes synchronicités. Non loin, un lit de camp semble refuser d’accueillir le repos et matérialise lui aussi la veille constante de celleux qui marchent en dormant. Deux autres matelas en bâche de piscine occupent l’espace. Ils abritent trois phoques, des présences étranges et drôles surgies du flux ininterrompu de l’imagerie numérique, aussi anesthésiant que le demi-sommeil du somnambule.

À deux mètres de son lit, Lena est déjà à l’étranger : laissant affleurer les contours d’un univers où se déploient figures flottantes, architectures temporaires et gestes pour soigner l’insoignable. Ici, un même signe peut en combiner plusieurs et les corps errent, s’adaptent et se contraignent pour survivre. On s’y réveille dans un état intermédiaire dans lequel certains éléments se soutiennent – comme pour s’empêcher de tomber – et où d’autres semblent suspendus dans un état semiconscient. L’artiste tente d’y transcrire nos expériences parasomniaques, pourtant complexes à transmettre sans trahir, tant elles diffèrent d’une personne à l’autre. Elle nous invite ainsi à réfléchir à l’épuisement des corps dans la cité et à interroger notre fantasme d’un sommeil réparateur qui se trouve bien trop souvent empêché.

En nous montrant des corps aplanis, aplatis ou avachis, des formes décompressées et molles, l’artiste convoque la temporalité bégayante de la nuit et décrit les bleus que l’on se fait au coeur comme aux coudes, l’amnésie, l’asphyxie, l’angoisse, la gêne, la culpabilité, la violence, la douceur ou encore l’hilarité que certaines de ces situations en demi-teintes peuvent provoquer. Lena interroge ainsi cette zone interstitielle mal connue, quasi parascientifique, où les études liées au sommeil s’avèrent parfois aussi pertinentes que les discussions informelles, les anecdotes ou les forums en ligne où partager nos histoires et où s’interroger collectivement : comment dompter les monstres de la nuit lorsqu’ils se trouvent en nous ?

 

Sarah Lolley

 

[1] Isabelle Arnulf, Une fenêtre sur les rêves, éd. Odile Jacob, 2014.

[2] Chloé Thomas, Parce que la nuit, éd. Rivages, 2023.