ENGLISH BELOW
L’organisation dans le non-sens
Entretien entre Franck Balland et Lena Brudieux – juillet 2018
Vue de dessus : quatre camionnettes blanches, plus ou moins identiques et garées en épis. L’alignement est approximatif, la distance entre chaque véhicule variable et du parallélisme semble-t-il initialement souhaité, il n’en subsiste qu’une vague impression – ainsi que le sentiment d’un travail un peu bâclé. Puisqu’il est désormais entendu que la publicité et ses « suggestions de présentation » idéalisées ne gagneront jamais une quelconque bataille face à la maladresse ou au laisser-aller humain, le désir d’ordre du concessionnaire peut bien s’effondrer dans l’indifférence la plus totale.
C’est à l’endroit même de ces faillites ordinaires que le regard de Lena Brudieux se pose. Née en 1992 à Saragosse et diplômée de l’école d’art de Bordeaux ainsi que de l’ECAL à Lausanne, elle développe une pratique mixant photographie, sculptures et installations nourrie par toutes formes de situations quotidiennes dont elle relève les dénouements poétiques et tente d’en reproduire les mécanismes incongrus.
Franck Balland : Commençons par une question très générale : ton travail s’articule principalement entre des prises de vue photographiques et des sculptures, souvent en béton, que tu combines au sein de tes espaces d’exposition. Peux-tu me parler de la manière dont tu établis ce dialogue entre images et volumes ?
Lena Brudieux : J’ai commencé à faire des photos d’objets ou de situations qui pouvaient m’intéresser pour la construction de futures sculptures. Ces photos possédaient donc une potentialité, elles appelaient à devenir autre chose. Au début, je les gardais comme une sorte de brouillon ou de note. Puis j’ai commencé à traduire les mêmes idées autant au travers de la photographie que de la sculpture. De cette manière, un dialogue, un échange a commencé à s’instaurer entre les médiums. Le fait de les montrer ensemble dans des installations a crée une réelle conversation où chaque élément répondait à l’autre par la forme mais également par le ton. Dans son livre The odd One On comedy, Alenka Zupancic détaille l’usage du comique par la philosophie et la psychanalyse. Elle donne un exemple qui a influencé ma manière de construire mes installations, c’est celui d’une patate chaude qui est sans cesse renvoyée à peine elle arrive entre nos mains. J’aime bien l’idée que les choses se répondent avec une certaine immédiateté.
FB : Cette potentialité sculpturale que tu évoques se retrouve particulièrement mise en exergue dans Popular Problems, une série de photographies où tu relèves des assemblages, volontaires ou fortuits, qui surgissent du quotidien. Peux-tu m’éclairer sur le sens de ce titre et m’en dire plus sur ces situations qui t’intéressent ?
LB : Le titre évoque l’idée qu’on soit tous liés par les mêmes petits problèmes, par les mêmes échecs sans conséquences qui existent dans nos quotidiens. Ainsi, mes images montrent des solutions, parfois absurdes, trouvées par rapport à ces situations ; elles expriment ce décalage qui les éloigne du projet initial, ou d’un résultat espéré. Il y a donc une certaine ironie qui se crée autour de ces problèmes à priori banals, qui sont tous considérés à un niveau d’intérêt égal. J’aime bien l’idée de développer une attention particulière à des choses qui sont finalement de faux problèmes, qui n’ont pas vraiment d’importance mais qui, lorsqu’on s’y attarde, finissent justement par trouver leur propre complexité.
FB : Il y a effectivement une dimension humoristique dans ces images, laquelle se transpose également dans tes sculptures, comme par exemple au cœur de l’installation que tu as réalisée pour le salon de Montrouge en 2017. Tes modules géométriques en béton étaient ainsi parsemés de petites céramiques, en forme de cœur ou de baisers, rappelant ces accessoires qui égayent les bouquets de fleurs bons marchés. Ces éléments prêtent à sourire mais au même titre que le béton peut par métonymie parler de nos environnements urbains ils suggèrent, eux, la transformation d’un langage émotionnel en une sorte d’archétype. Est-ce pour cette raison que tu t’es intéressée à ces objets décoratifs ?
LB : Oui, ils ont quelque chose d’iconique qui s’inscrit dans un imaginaire commun, ce qui leur donne une connotation à la fois forte et un peu ridicule. Je m’intéresse à l’utilisation de ces archétypes et l’effet qu’ils produisent. Ils semblent personnaliser un bouquet et traduire une émotion spécifique mais paradoxalement ils la standardisent. De la même manière que procèdent les codes du marketing, j’ai joué avec le « fait main », qui conforte l’idée que le consommateur va trouver un caractère unique dans l’objet. Dans l’installation dont tu parles, c’est justement leur non conformité qui les rend un peu dérisoire. Quand je parlais de traduction de tonalité dans mon travail, c’est justement au travers de ce type de geste que je me réfère au langage.
FB : Cette référence au langage m’évoque aussi ton propre vocabulaire plastique et en particulier l’usage du béton, déjà rapidement évoqué, et qui est peut-être l’élément formel le plus stable dans ton travail. Le béton, particulièrement lourd, nécessite de l’espace de production, de l’espace de stockage, mais malgré ces contraintes, tu continues de l’employer. Quelles sont les qualités matérielles et de suggestion qui t’intéressent dans ce matériau ?
LB : En effet, mes pièces finissent souvent à la benne mais en même temps ça reste un matériau très économique et relativement simple à produire et à reproduire. J’aime bien transposer son utilisation habituelle de gros œuvre, qui nécessite une bétonneuse, vers une utilisation d’objet unique « fait-main » (pour lequel je fabrique également le moule). C’est donc une forme de béton artisanal. J’essaye de trouver une certaine balance dans mes installations (notamment vis à vis des photographies), le fait d’utiliser du béton joue un rôle autant figuré que littéral.
Il reprend l’équilibre travaillé en architecture et s’adapte dans un travail d’installation. Je réfléchis aujourd’hui à m’en détacher et à aller vers des choses plus modulables et à trouver une manière plus vivante de générer du dialogue dans mes installations. Je pense notamment à fabriquer des sculptures en savon utilisables qui évolueraient au fil du temps.
FB : Finalement, j’ai l’impression que ton travail explore un certain champ des affects malgré l’usage de matériaux qui pourrait initialement évoquer une esthétique minimale. Ce déplacement vers le savon, malléable et organique, semble en être symptomatique ; on pourrait d’ailleurs parler, en clin d’œil appuyé à Lucy Lippard, d’un « minimalisme excentrique » à ton égard. Quelles auront été, au cours de ton parcours, les références déterminantes – dans le domaine de l’art ou en dehors – qui ont informé ta pratique ?
LB : Étrangement, je pense que les premières choses que j’ai regardées quand j’ai commencé à faire de l’art sont les architectures d’Europe de l’Est. Ces bâtiments étaient abimés par la guerre, et souvent désertés, ce qui dans l’espace urbain leur donnait un côté très sculptural. Dénués de leur utilité première, je ne voyais plus vraiment l’architecture. J’ai également beaucoup regardé le travail de Mark Menders, Fischli and Weiss, Wolfgang Tillmans, Emmanuelle Lainé ou encore Eric Hattan. Dans le champ de la littérature, Olivier Cadiot est un auteur qui m’intéresse beaucoup. J’aime sa manière de décomposer l’écriture comme si c’était un collage. Il dit qu’écrire ne se fait pas à plat, que c’est de la sculpture. Cette idée de partir de quelque chose et finalement la travailler comme si c’en était une autre est particulièrement importante pour moi. Créer des parallèles, des images au travers de différents registres s’incarne d’ailleurs dans un livre d’artiste qui m’a marqué : A not B d’Uta Eisenreich. Un nouveau langage est crée dans ce livre. Il s’agit presque d’un nouvel alphabet qui comprend un assemblage d’éléments n’ayant a priori pas grand-chose à voir les uns avec les autres, mais qui étonnamment génère une organisation dans le non-sens.
ORGANIZATION IN NONSENSE
Interview with Franck Balland and Lena Brudieux
View from above: four white trucks, more or less identical, parked at an angle. The alignment is approximate, the distance between the vehicles is varied and the parallelism initially seems desired, only vaguely– the sentiment of sloppy work. It is now understood that advertising and its idealized “suggestions of presentation” will never win any battle against clumsiness or human carelessness, the dealer’s desire for order may very well collapse into total indifference.
It is precisely these ordinary failures from which Lena Brudieux’s gaze arises. Born in 1992 in Zaragoza, graduated from the Ecole d’art de Bordeaux as well as the ECAL in Lausanne, Brudieux’s developing practice combines photography, sculpture and installation fed by forms and situations of everyday life in which she notes poetic denouements and attempts to reproduce the incongruous mechanisms.
Franck Balland: Let’s start with a very general question: your work articulates itself principally between photographs and often concrete sculptures that you combine within the exhibition space. Can you talk to me about the way that you establish this dialogue between images and forms?
Lena Brudieux: I started taking photographs of objects or situations that could potentially interest me for the future construction of sculptures. These photos thus have a potential, they seek to become something else. In the beginning, I kept them as some kind of draft or reference, then I started to translate these very ideas through both photography and sculpture. In this way, a dialogue or exchange arose between the two mediums. Exhibiting them together in installations created real conversations where each element responded to the other not only in its form but also in its tone. In her book The Odd One on Comedy, Alenka Zupancic describes the use of humor in philosophy and psychoanalysis. She uses an example that influenced how I construct my installations : a hot potato that is constantly sent away as soon as it arrives in our hands. I like the idea that things respond to each other with a certain immediacy.
Franck Balland: This sculptural potential that you evoke is evident particularly in the photographic series Popular Problems where you reveal assemblages, voluntary or fortuitous, which arise from everyday life. Can you explain the title of this series and tell me more about these situations that interest you?
LB : The title evokes the idea that we are all connected by the same banal problems, the same failures without consequences that exists in our day to day life. My photos also show solutions, often absurd, found in relation to these situations– they express a shift away from the initial project or a desired result. There is a certain irony that is created around these seemingly banal problems which are all considered with the same level of interest. I like the idea of developing a specific attention to things that are ultimately false problems that don’t really matter but that, when observed, end up finding their own complexity.
FB : There is certainly a humorous dimension in these images that transposes itself to your sculptures as well, such as the central installation that you created for the Salon de Montrouge in 2017. Your geometric concrete modules were dotted with small ceramic hearts and lips, reminiscent of accessories that decorate a cheap bouquet of flowers. These elements lend to a smile but at the same time the concrete, by metonymy, recalls our urban landscape that they suggest themselves, the transformation of an emotional language in to some sort of an archetype. Is it for this reason that you are interested in these decorative objects?
LB : Yes, they have something iconic that falls within a common imagination, giving them a connotation that is both strong and a bit ridiculous. I’m interested in using these archetypes and the effects they produce. They seem to personalize a bouquet or translate some specific emotion, but paradoxically they are standardizing exactly this. In the same way that marketing does, I played with the “handmade” which reinforces the idea that the consumer will find some kind of unique character in the object. In the installation you mentioned, it is precisely their non-conformity that makes them a bit laughable. When I spoke about the translation of tonality in my work, it is precisely through these types of gestures that I refer to language.
FB : This reference to language reminds me of your own visual vocabulary, particularly the usage of concrete, briefly mentioned before, which is perhaps the most stable formal element in your work. Concrete, a particularly heavy material, requires production space and storage but despite these constraints, you continue to use it. What are the material and suggestive qualities of this material that interest you?
LB : Indeed, my pieces often end up in a dumpster, but at the same time it is a very economical material and relatively simple to produce and reproduce. I like to transpose its usual use of structural work, which requires a concrete mixer, to the use of a unique “handmade” object of which I also make the mold– it’s a kind of artisanal concrete. I try to find a certain balance in my installations (especially vis à vis photographs), the fact of using concrete plays both a figurative and a literal role. It takes on the balance worked in architecture and adapts itself to an installation. I am considering detaching myself from concrete to work with more malleable materials and find a more lively way to develop a dialogue in my work. In particular, making soap sculptures to be used that will evolve over time.
FB : Ultimately, I have the impression that your work explores a certain field of affects despite the materials that could initially evoke a minimal aesthetic. This movement towards soap, malleable and organic, seems to be symptomatic. We could also speak, in a nod to Lucy Lippard, of an “eccentric minimalism” in your regard. Throughout your experience, what have been the determining references– in the domain of art or elsewhere– that have informed your practice?
LB : Strangely, I think the first thing that I was looking at when I began making art was Eastern European architecture– buildings damaged by war, often deserted, that within their urban setting are given a very sculptural quality. Stripped of their initial function, I no longer saw architecture. I also have followed the work of Mark Menders, Fischli and Weiss, Wolfgang Tillmans, Emmanuelle Lainé, and even Eric Hattan. In the field of literature, Olivier Cadiot is an author that greatly interests me as well. I enjoy his way of deconstructing writing as if it were a collage. He says that writing is not to be done on a flat surface, that it is sculpture. This idea to work with something as if it were something else is particularly important for me. Creating parallels, images through different registers are embodied elsewhere in an artist book that caught my attention : A not B by Uta Eisenreich. A new language is created in this book– it is almost a new alphabet that includes an assemblage of elements that don’t seem to have much to do with each other, but which surprisingly generates an organization in nonsense.
Translated by Katia Porro