La Fatigue – Part I, with Charlie Hamish Jeffery, Hugo Pernet, Francesc Ruiz, Céline Vaché-Olivieri
November 2021
Gallery Florence Loewy, Paris
Courtesy of the artists & Galerie Florence Loewy, Paris / Photo : © Aurélien Mole
FR
Je ne vous apprendrais rien en vous disant que bien avant d’être une exposition en trois chapitres, la fatigue est un état ou plus exactement, comme le formule le Larousse, une « sensation désagréable de difficulté à effectuer des efforts physiques ou intellectuels, provoquée par un effort intense, par une maladie, ou sans cause apparente. »
Il est parfois instructif de s’en remettre à l’autorité d’un dictionnaire pour gagner en précision, ou pour donner à un terme aussi familier que celui-ci une ouverture inattendue. Ici, on relèvera que la fatigue, pourtant génératrice d’une abondante littérature ces dernières années, circulerait « sans raison apparente » dans la société – comme un mal ambiant qui accable les personnes sans que l’on sache vraiment pourquoi, ni comment. L’historien Georges Vigarello, plus pointilleux dans son analyse du phénomène, s’est lui risqué à produire quelques explications : « le poids du surmenage, l’ubiquité des milieux techniques, la sur-accélération, la pression d’engins toujours renouvelés, l’informatisation du monde, la mode généralisée de l’instantané et de l’hyper-connexion »[1], tout cela concourrait donc à faire grandir cet état de mal-être omniprésent dans le monde actuel. Rien qui ne serait pourtant littéralement synonyme d’épuisement physique, ou qui toucherait directement aux limites de ce qu’un corps peut fournir comme énergie pour assurer sa propre survie. C’est que, nous dit-on également, on parle ici d’un autre type de fatigue : une fatigue contemporaine, qui n’est « plus la fatigue physique venant envahir le mental au point de le hanter, mais la fatigue psychologique venant envahir le physique au point de le briser. »[2]
Reprenons. Je suis fatigué, vous êtes fatigué·e·s. Les invocations pour ce fameux « monde d’après », qui serait aussi celui d’un autre rapport aux ressources (vivantes ou planétaires), ne sont pour l’instant que des chimères. Le monde qui est le nôtre pèse toujours sur la somme de nos épuisements respectifs en même temps qu’il les alimente continuellement de nouvelles causes. De ces sentiments d’usure, nous ne formulons pas toujours de conscience très nette, mais parfois celle-ci vient frapper à la porte des nerfs, des muscles, de toute la belle mécanique humaine pour rappeler que cette condition n’est pas seulement passagère, mais qu’elle est consubstantielle des réalités néolibérales que l’on partage. Son installation en nous provoque des sensations mêlées d’impuissance, de perte des moyens ou d’abattement profond qui se signalent d’autant mieux que la vie, autour, semble maintenir sa cadence régulière. Le philosophe Byung-Chul Han a qualifié la société d’aujourd’hui en tant que société de la performance, où les sujets affichent de manière indistincte un excès de positivité[3]conduisant à différentes formes d’auto-exploitation. Le burn-out, forme paroxystique de la fatigue mentale, apparaît alors comme « la conséquence pathologique d’une exploitation volontaire de soi-même. »[4] Jusqu’à présent restreinte à la sphère du travail, et depuis peu identifiée en français sous le terme d’« épuisement professionnel », cette souffrance étend désormais sa logique perverse dans différentes strates du monde social, dominées par des stratégies d’hyper-sollicitation et de captation des attentions[5].
De tout cela, l’exposition imaginée pour la galerie Florence Loewy n’ambitionne ni de fournir une illustration, ni d’opposer un quelconque argumentaire critique. Considérant que la fatigue est davantage qu’une toile de fond, mais bien plus justement une sorte d’état commun dont il arrive que la production artistique puisse manifester certains effets, elle se fait le relai d’une manière d’être au monde littéralement fatiguée. C’est ainsi que cette humeur se diffuse sans nécessairement dire son nom dans les œuvres qui accompagnent chaque chapitre de cette exposition, auxquelles ce texte pourra servir de lieu d’apparition d’idées qui leur seront, ou non, rapportées. Exposition de fatigues ou fatiguée donc, et parfois peut-être fatigante dans son régime d’apparition particulier (au rythme de trois occurrences entre novembre 2021 et février 2022), elle tente avant tout de suivre, sans opérer aucune démonstration, les vagues de contradiction qui fondent un rapport possible – et néanmoins complexe – à l’époque.
Franck Balland
[1] Georges Vigarello, Histoire de la fatigue du Moyen Âge à nos jours, Éditions du Seuil, 2020, p. 356.
[2] Ibid, p. 347.
[3] Entendu comme l’expression d’une flexibilité et d’une disponibilité humaine telle qu’elle en rejette toute négativité, ou pouvoir de dire « non ».
[4] Byung-Chul Han, La Société de la fatigue, Circé, 2014, p. 24.
[5] Voir à ce propos le dernier ouvrage paru en français de Byung-Chul Han, L’expulsion de l’autre, PUF, 2020.
EN
Nothing can be learned in telling that long before being an exposition in three chapters, fatigue is a state of being, or more precisely, “an unpleasant sensation of difficulty in performing physical or intellectual efforts, caused by an intense effort, by an illness, or with no apparent cause,” as defined by the Larousse dictionary.
It is at times instructive to rely on a dictionary’s authority for precision, or to give a term as familiar as this an unexpected opening. Here, we note that fatigue, which has been the subject of abundant literature in recent years, is said to circulate “with no apparent reason” in society– like an ambient evil that overwhelms people without really knowing why, or how. More precise in his analyse of the phenomenon, historian Georges Vigarello dared to offer some explanations such as “the burden of overworking, the ubiquity of technical environments, the over-acceleration, the pressure of constantly renewed machines, the digitisation of the world, the generalized fashion of the instantaneous and hyperconnectivity,”[1] all of which has contributed to the growth of this state of unease which is omnipresent in the world today. Nothing that would literally mean physical exhaustion, or that would directly touch the limits of what a body can provide as energy to ensure its own survival. This is because, it is often said, we are dealing with another type of fatigue: a contemporary fatigue, which is “no longer physical fatigue that invades the mind to the point of haunting it, but psychological fatigue that invades the body to the point of breaking it.”[2]
Let’s start again. I am tired, you are all tired. The conjuring for the infamous “post-pandemic world”– which would also be one with another relationship to resources (living or planetary)– remains, for the moment, a mere pipe dream. Our contemporary world weighs on the sum of our respective exhaustion, all the while feeding it incessantly with new causes. We do not always articulate a clear consciousness of these feelings of wear and tear, although they, at times, come knocking at the nerves, the muscles and all the beautiful human mechanics as a reminder that this condition is not only temporary, but also contiguous with the neoliberal realties that we share. Its implantation in us provokes mixed sensations of impotence, loss of ability or deep sadness, which are all the more noticeable as life around us seems to maintain its steady pace. Philosopher Byung-Chul Han has described today’s society as a society of performance in which subjects indiscriminately display an excess of positivity[3] leading to various forms of self-exploitation.
To be burnt out– a paroxysmal form of mental fatigue– appears, then, as “the pathological consequence of a voluntary exploitation of oneself.”[4] Limited to the workplace until now, and recently identified in French as “professional exhaustion,” this suffering now extends its perverse logic into different strata of the social sphere, dominated by strategies of hyper-solicitation and the capturing of attention.[5]
From this, this exhibition imagined for the Galerie Florence Loewy neither strives to provide an illustration, nor oppose some kind of critical argument. Considering that fatigue is not so much a framework, but rather a kind of common state from which artistic production can manifest certain effects– the intermediary of a way of being literally exhausted in the world. It is as such that this feeling pervades, without necessarily stating its name, in the artworks that accompany each chapter of this exhibition– each chapter to which this text can serve as a place for the apparition of ideas that will be conveyed, or not. Thus, a tired exhibition or an exhibition of tiredness– sometimes, perhaps, tiring itself in its distinct mode of appearance (at the rate of three occurrences between November 2021 and February 2022)– that attempts first and foremost to follow, without performing any particular demonstration, the waves of contradiction that establish a possible– yet nevertheless complex– link to our present moment.
Franck Balland
Translated from the French by Katia Porro
[1] Georges Vigarello, Histoire de la fatigue du Moyen Âge à nos jours, Éditions du Seuil, 2020, p. 356.
[2] Ibid, p. 347.
[3] Understood as the expression of a human flexibility and availability as such that it rejects any negativity, or power to say “no.”
[4] Byung-Chul Han, La Société de la fatigue, Circé, 2014, p. 24.
[5] See the latest work published in French by Byung-Chul Han, L’expulsion de l’autre, PUF, 2020.